7.
Il voulait voir s’envoler les minutes.
Je n’ai pas écrit ça.
Ça fait une semaine maintenant que je suis à la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes. Je déteste cet endroit. Je voudrais le tuer. Ce que je déteste pire que tout c’est le petit déjeuner. C’est dans une grande salle bruyante avec des longues tables où nous mangeons avec d’autres jeunes qui sont dégoûtants à regarder.
Mme Cochrane et les enfants de mon aile s’asseyent à une table. Il y a Phil et Robert et Manny et Howie. Robert n’a que sept ans. Howie neuf et les autres huit ans comme moi. Robert pleure tout le temps ce qui me tape sur les nerfs, pour ne rien vous cacher, et il fait pipi au lit la nuit et ça sent tout à fait âcre. Il dort de l’autre côté de la pièce, en face de moi. À côté de moi, c’est Howie, le garçon avec les cicatrices. Phil ne parle jamais, il reste coi et sourit tout le temps et je sais pas pourquoi, peut-être qu’il est content content ou alors peut-être que sa figure s’est bloquée comme ça. (Ma manman quand je fais des grimaces elle dit, attention, si y a un courant d’air ma figure se bloquera et je resterai comme ça pour toujours et moi je dis chouette comme ça j’aurai plus à me fatiguer à faire des grimaces, ma figure les fera toute seule pour moi.) Manny a mon âge et aussi il est juif comme moi, il a les cheveux noirs et tout bouclés et de drôles d’expressions.
Au petit déjeuner d’aujourd’hui j’ai fait un hippopotame avec ma bouillie de céréales qui était toute desséchée. Je lui ai fait un lit avec une tranche de pain grillé et avec ma serviette je lui ai fait une couverture. Ensuite avec ma cuiller je l’ai battu à mort. Je lui ai fendu la tête d’un grand coup et puis je l’ai coupé en deux et je l’ai écrabouillé sur mon assiette. Mme Cochrane s’est fâchée et m’a demandé pourquoi j’avais fait ça. J’ai dit pasque c’était un méchant hippopotame qu’avait tué Jessica. Il l’avait traînée dans la rivière et l’avait tuée. Robert a dit :
— Quelle rivière ?
Je lui ai versé mon jus d’orange sur la tête en disant :
— Cette rivière-là.
Et on m’a emmené dans le cabinet du Dr Nevele sur-le-champ.
Il avait encore son manteau ce qui m’a surpris pasque je croyais qu’il habitait à la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes mais non. Je pense qu’il doit habiter un centre commercial.
— Bonjour mon petit monsieur, il m’a dit avec un sourire, si vous voulez vous donner la peine de pénétrer dans mon antre, je suis à vous tout de suite.
Mais alors là, non. Pas avec ce qu’il avait dit. Jamais de la vie ! J’ai essayé de partir en courant mais Mme Cochrane m’a rattrapé.
— Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? qu’il a fait le Dr Nevele.
Mme Cochrane lui a dit pour le petit déjeuner.
— Non, j’ai dit moi, c’est pas ça.
— Mais qu’est-ce que c’est alors ?
— Vous le savez bien !
— Du diable si je le sais ! a dit le Dr Nevele. Je n’en ai pas la moindre idée. Allez, entre !
— Non, non, je veux pas aller dans votre antre ! que j’ai crié.
— Gilbert !
— Oh non ! Je serai sage, c’est juré, je serai sage toujours, je promets. Me tuez pas ! Me tuez pas, docteur Nevele !
Et je hurlais et je donnais des coups de pieds et je mordais. Fallait que je me sauve, absolument.
— Madame Cochrane, emmenez-le en Salle de Repos et qu’il y reste tant qu’il ne sera pas calmé.
J’y ai couru. Tout seul. Pasque le Dr Nevele avait dit mon antre. Pasque que quand j’avais cinq ans j’ai vu un film qui m’a donné des cauchemars que même je les ai encore. C’était un film avec une espèce de cave où on vous torture, y a une grosse chose qui vous descend sur le ventre et qui vous écrase jusqu’à ce que vos intérieurs sortent par des trous comme des spaghettis, et vous saignez à mort et y a un homme affreux avec un capuchon et un masque tout noirs et c’est un docteur comme le Dr Nevele. Ça s’appelait l’Antre du docteur noir.
Il y avait quelqu’un dans la Salle de Repos. Mince de surprise. C’était l’homme aux cheveux roux de la Salle de Jeux. C’est une sorte de docteur lui aussi. J’ai voulu repartir.
— Non, il m’a dit, non, non, ne pars pas, je m’en allais justement. Si tu veux bien prendre le relais, grand garçon.
Il avait une cravate cette fois, comme s’il était habillé pour sortir. Je suis resté dans la Salle de Repos mais lui n’est pas parti. Il est resté assis là sans rien dire.
— Je m’en vais, il disait, d’un instant à l’autre je m’en vais.
Et puis il a fait quelque chose de bizarre. Il a levé les mains devant ses yeux et il a bougé ses doigts et puis il faisait Mmmm avec sa bouche comme s’il fredonnait mais c’était seulement un bruit pas de la musique.
— Tu devrais pas t’asseoir par terre avec tes habits du dimanche, je lui ai dit. Tu vas être puni.
Il a levé le regard vers moi. Il avait les yeux verts avec des éclats marron dedans, comme Jessica.
— Comme c’est vrai, il m’a dit. Et pourtant, comme c’est loin.
Et puis il s’est levé et il est parti.
Alors moi je suis allé pour écrire ça sur le mur de la Salle de Repos et j’ai vu que quelqu’un avait écrit
Il voulait voir s’envoler les minutes.
Et ce n’était pas moi.
Alors je l’ai suivi pasqu’il aurait pas dû écrire sur mon mur. Il est allé à la Salle de Jeux. La porte était ouverte. Je l’ai regardé par la petite fenêtre, il était là avec le petit nègre de couleur que j’avais déjà vu, celui qui est dingue. Le roux était à quatre pattes par terre avec lui et le petit garçon pleurait sans arrêt, pleurait, pleurait. Et puis le roux m’a vu. Il s’est levé et il m’a dit d’entrer. Je suis entré.
— Je te présente Cari, il m’a dit. Il mord.
Et puis il est sorti en refermant la porte derrière lui et je me suis retrouvé tout seul avec Cari. Qui mord.
Il s’est levé et d’un seul coup il s’est mis à courir aussi vite qu’il pouvait tout autour de la Salle de Jeux et puis il s’est flanqué contre la porte, il a rebondi en arrière et il est reparti sans pleurer ni rien du tout. Et puis il s’est assis. Et puis il s’est levé. Et puis il a fait un cercle et il a marché sur quelques jouets et il s’est rassis. Je lui disais rien. Je crois qu’il savait même pas que j’étais là. Il a ramassé un coussin et s’est mis à le bouffer. Ses yeux sont devenus tout drôles. Un qui regardait par ici l’autre par là. Il clignait des yeux et remuait très fort la tête. Il s’est mis à écraser les jouets dans le coffre à jouets.
— Tu devrais pas, je lui ai dit.
Mais tout ce qu’il a fait c’était de siffler. Et puis il s’est relevé et il est entré droit dans le mur et puis il s’est assis contre le mur et il a levé les mains devant les yeux et il s’est mis à gigoter les doigts. C’était la même chose comme faisait le roux dans la Salle de Repos.
Et puis Cari est tombé et il a roulé par terre et il s’est cogné très fort contre la jungle en plastique qui a failli lui dégringoler dessus mais finalement non, alors il s’est rassis avec le dos contre le mur et il s’est mis à se balancer et à cogner sa tête contre le mur. Je voyais un petit endroit chauve derrière sa tête d’à force de la cogner. D’un seul coup il s’est assis tout droit et il a posé les mains sur ses genoux et il s’est tenu comme un petit garçon bien élevé. Je lui ai dit :
— T’es assis bien comme il faut, Cari, comme un bon petit citoyen.
Il faisait Mmmmm avec sa bouche, rien que du bruit pas de musique, comme avait fait le roux, et puis il s’est levé et il est allé près d’un petit chariot rouge qu’y a dans la Salle de Jeux et il est monté dedans et s’est rassis comme un bon petit citoyen.
— C’est pas fait pour ça, je lui ai dit. C’est pour transporter des choses dedans.
Mais il est resté. Il était tout raide comme une statue dans le petit chariot rouge. (Y a « Petit Chariot Rouge » d’écrit dessus, sur le côté.) J’ai ramassé un petit coussin et je lui ai lancé mais il a pas bougé et il l’a pris en pleine figure.
— C’est fait pour que tu le rattrapes et que tu me le lances, je lui ai dit. Tu ferais mieux de sortir de là avant que le roux revienne sinon y va te punir.
Et puis la porte s’est ouverte et un employé est entré. Il a pris la main de Cari et a essayé de le faire sortir du petit chariot rouge mais y voulait rien savoir.
— Allez, fais pas le méchant, a dit l’employé qui était grand et tout poilu.
Cari lui a mordu la main. J’ai vu que ça se mettait à saigner et l’employé a hurlé : « Espèce de petit salopard ! » et puis il a pris Cari par les épaules pour qui puisse plus bouger et il lui a tordu les bras. Cari y gueulait, y balançait des coups de pieds et même des coups de dents dans le vide, et l’employé avait bien du mal à le tenir. Il l’a lâché.
— Je reviens tout de suite, il a dit.
Cari s’est arrêté. Il s’est arrêté net, comme dans un dessin animé. Et puis il a fait un bruit.
— Pouche.
Je suis allé près de lui. Il m’a fait une espèce de regard comme ça, et j’ai tendu ma main et y m’a même pas mordu. Je l’ai touché. Il a dit encore « pouche ». Et puis il a pris mes mains et il a tiré mais je m’ai écarté. Alors il a hurlé vraiment pointu comme une sirène et moi je m’ai mis vraiment en rogne et j’ai crié :
— Ferme-la, Cari, tu sais bien qu’y vont revenir avec des ceintures de contention et qu’y vont te punir et te flanquer des baffes en pleine poire et te faire voir qui commande ici et pour ton bien ! Oh bon sang de bon Dieu, je te comprends vraiment pas !
Et je m’ai mis à pleurer aussi et je sais même pas pourquoi, pasque c’était Cari. Y m’a pris la main et y l’a posée sur le petit chariot rouge.
— Pouche.
L’employé est revenu au bout de quelques minutes avec un autre, seulement Cari était plus dans le petit chariot rouge. Il était assis tout à fait comme un bon petit citoyen sur une petite chaise près de la fenêtre de la Salle de Jeux.
Ils m’ont regardé. J’ai dit :
— Tout ce qu’y voulait c’était qu’on le pousse.
Ils ont emmené Cari et je suis retourné dans la Salle de Repos. Je pensais à l’homme aux cheveux roux qui faisait bouger ses doigts devant ses yeux et fredonnait du bruit comme Cari. C’était un docteur mais il faisait pas comme un docteur. Il faisait comme un petit garçon. Comme moi.
Rembrandt, Gilbert (suite)
12/10
Rudyard Walton, thérapeute dans notre institution depuis un an, manifeste beaucoup d’intérêt pour ce patient, bien qu’il soit en fait affecté au pavillon Sud-Ouest, dans lequel il travaille principalement avec des enfants autistiques ou mentalement retardés.
Walton, dont les résultats sont très appréciés dans son service, travaille semble-t-il selon un principe du type « guérisseur-malade », si j’ose dire. Il entre avec chaque malade dans une relation bilatérale et « prend sur lui » en assimilant les symptômes de ses patients, créant ainsi, j’imagine, une relation d’empathie avec eux.
Il n’en a pas moins pris la responsabilité d’intervenir unilatéralement dans le travail que j’ai entrepris avec Gilbert, et j’ai dû lui en parler. Il a nié avoir avec l’enfant la moindre relation thérapeutique, il dit qu’il éprouve beaucoup de « sympahie » pour ce petit et apprécie sa compagnie. Je ne lui ai pas moins demandé de bien vouloir s’occuper exclusivement de ses propres patients du pavillon Sud-Ouest.
Les relations que Walton établirait avec ce patient seraient forcément nuisibles à la bonne évolution de mon traitement. À l’évidence, la technique de Walton, si technique il y a, a pour effet de renforcer dans un premier temps les comportements de l’enfant, laissant leur modification pour plus tard, dans un second temps, après l’établissement de forts liens relationnels. Or, il m’apparaît que les comportements de Gilbert Rembrandt ne doivent nullement être renforcés. Il s’agit en effet d’une attitude sociopathe et destructrice. Elle doit être strictement réprimée dans la moindre de ses manifestations, toute idée de tolérance doit être exclue, et la présence d’un autre thérapeute, que ce soit dans le rôle « d’ami » ou quelque autre, ne peut être tolérée.
Je crois d’ailleurs de mon devoir de signaler que M. Walton a cru pouvoir abandonner sans aucune surveillance un de ses propres patients, un enfant autiste au dernier degré, le petit Cari, en compagnie du seul Gilbert Rembrandt. Un aide-soignant a été gravement blessé par morsure du petit Cari à la suite de ce manquement caractérisé au règlement de notre institution. (Walton aurait prétendu par la suite avoir agi de propos délibéré et affirmé que les deux enfants en avaient retiré un certain profit. Quoi qu’il en soit, cette affaire sera examinée par le conseil de discipline la semaine prochaine.)
Walton a également laissé entendre qu’il jugeait que le cas Rembrandt ne relevait pas des soins prodigués dans notre institution. L’enfant n’a, selon lui, rien à faire ici. J’affirme toutefois quant à moi que l’enfant présente de véritables troubles du comportement et a même récemment manifesté des symptômes schizoïdes à tendance nettement paranoïaque, avec complexe de persécution et présence hallucinatoire d’assassins dans mon cabinet, une très évidente tentative de fuite devant la culpabilité à l’égard de la petite Jessica au moyen d’un transfert négatif
Je me dois donc de réaffirmer mon diagnostic et mon pronostic : il s’agit d’un enfant très gravement affecté dans son comportement et dont le séjour ici sera probablement long.
C’était sur un papier. Je l’ai volé au Dr Nevele, sur son bureau, pendant que j’y étais.